LETTRE OUVERTE AUX HOMMES
qui se disent partisans de la liberté et de l'égalité

Les hommes qui déclarent que le militantisme est mort semblent s'être endormis après la fin des groupes marxistes. C'est un fait que la plupart des hommes de gauche et progressistes d'alors ont abandonné l'activité politique, favorisant ainsi un ressac de la droite en Amérique du Nord, mais les femmes ont continué à s'organiser politiquement tout au long de cette période.
    
Les féministes ont travaillé aux droits des femmes à l'égalité, au droit à des avortements libres, gratuits et sécuritaires ainsi qu'à plusieurs autres dossiers trop nombreux pour que je les énum&egravere.
    
Une des plus urgentes de ces causes a été la lutte pour mettre fin au terrorisme sexuel systématiquement imposé aux femmes. En plus d'avoir créé des services directs à l'intention des victimes de violence--des centres d'aide aux femmes violées et des refuges pour les femmes battues--nous avons travaillé à démanteler l'industrie de la pornographie.
    
Et vous les hommes--libéraux, hommes de gauche, militants--où avez-vous été? Votre absence à nos réunions a été manifeste. Peut-être est-il plus facile pour vous de voir les atrocités commises au Vietnam, en Iran, au Chili et au Salvador, que de voir les atrocités commises contre les femmes dans vos propres maisons et vos rues. Peut-être est-il plus facile pour vous qui êtes blancs de comprendre le sort de vos frères de race noire que celui des femmes.
    
Lorsqu'on a parlé de retirer le personnage de Aunt Jemima des étiquettes de sirop, l'émission de télé raciste "Amos and Andy" et l'histoire du "Petit Sambo" des bibliothèques d'école élémentaire, nous ne vous avons pas entendus crier à la censure. C'est vous qui avez pris parti pour l'intégration raciale forcée des écoles dans le but de réaliser l'égalité raciale. Je crois même que c'est vous qui avez travaillé à faire accepter des normes acceptables en publicité et au cinéma pour y mettre fin à la présentation insidieuse, haineuse et raciste des Noir-e-s dans des rôles stéréotypés. Pourtant vous refusez de tolérer l'adoption de telles solutions en faveur des droits des femmes.
    
Malgré votre compréhension de l'avarice du système capitaliste et des classes dominantes, vous vous précipitez pour prêter vos meilleurs arguments à la défense des hommes qui dégradent et mutilent le corps des femmes au nom de la sexualité, du profit et du divertissement. Les pornographes possèdent des empires, qu'ils utilisent pour encourager l'oppression et la violence contre une classe de personnes qui ne possèdent pas et n'ont jamais possédé les droits civiques garantis aux hommes en tant que classe. La garantie constitutionnelle de liberté d'expression appartient à ceux qui peuvent acheter sa protection, mais cette réalité semble échapper à votre analyse économiste.
    
Vous dites que vous pouvez convenir de nos objectifs, mais que ce sont nos tactiques qui vous scandalisent. Vous nous avez nié le droit de nous servir des lois et celui de transgresser les lois. Vous nous reprochez d'endommager la propriété d'autrui. Vous nous avertissez de ne rien tenter contre des revues qui recommandent notre viol, de ne pas déchirer des revues qui invitent les hommes à déchirer nos corps. Vous dites que la population risque de mal interpréter notre message et d'y voir une justification de la censure et de l'autodafé. Mais comment les hommes réagissent-ils aux images qu'ils voient dans la pornographie? Quels actes dirigés contre les femmes risquent de justifier ces images-là?
    
Lorsque vous avez brûlé; vos cartes de conscription à titre de geste symbolique durant les années 60 et que vous êtes entrés par effraction dans des édifices fédéraux pour détruire des dossiers de conscription, nous n'avons pas argumenté sur vos tactiques. Nous n'avons pas condamné votre travail contre cette industrie de mort-là. Au contraire, nous avons coopéré avec vous, main dans la main. Qu'auriez-vous fait sans notre aide durant toutes ces années?
    
Aujourd'hui, vous vous opposez même à notre piquetage face à des films qui provoquent la haine sexiste et glorifient la violence anti-femmes (par exemple, ceux de Lynch, de Palma et Jodorowsky). Vous prétendez que ce simple geste de sensibilisation viole votre sacro-sainte liberté d'expression. "Si vous n'aimez pas le film, n'allez pas le voir", affirmez-vous. Vous êtes prêt à boycotter la laitue et à abandonner le raisin de Californie, mais lorsque nous vous demandons d'abandonner vos livres et vos revues merdiques--des publications qui traitent et présentent les femmes comme de la merde--, vous riez et vous nous dites qu' il n'y a rien là et que nous avons perdu notre sens de l'humour.
    
Vous nous avez conseillé de garder le silence au nom de la liberté d'expression. Vous prétendez que cette liberté ne fonctionne que lorsque les pornographes peuvent s'exprimer sans la moindre contrainte, mais vous ignorez le fait que les femmes ont été et continuent à être baîllonnées par le vacarme de la misogynie pornographique. Vous nous avez prévenues que si Playboy, Hustler et Penthouse cédaient à nos pressions, cela constituerait un dangereux précédent, celui qu'attendent les ennemis de la liberté pour fondre sur la société comme des vautours.
    
Vous vous inquiétez d'un fascisme à l'horizon, mais comment pouvez-vous ne pas voir la même tyrannie implicite dans la pornographie? Dans la plupart des cas, la pornographie déshumanise les femmes. Elle nous réduit à l'état d'objets de fétichisme et fournit aux terroristes sexuels des scénarios et un réseau de soutien. Pourtant, vous qui êtes pleinement conscients de l'immense influence des médias sur la conscience des masses, vous continuez à nous demander des preuves que ces images suscitent des préjugés et des violences à notre égard.
    
Ouvrez les yeux! Des atrocités se commettent tous les jours à deux pas de chez vous. Voyez les listes de victimes! Leurs noms apparaissent par milliers dans des articles de journaux érotisés, pornographiques : tous les jours des femmes sont éliminées, une par une par une. La chambre des tortures n'est pas à Dachau ou à Auschwitz. Ce peut être un placard dans la maison d'en face ou la camionnette sans fenêtres devant vous sur la route. Pourtant, vous pouvez regarder, avec votre dégoûtant sourire complaisant, des images de torture érotisée et glorifiée, vous carrer dans votre La-Z-Boy, les jambes bien croisées et suggérer de façon parfaitement raisonnable: "Mais vous savez, certaines femmes aiment ça."
    
Libertaires! Vous qui vous dites partisans de la liberté et de l'égalité, vous avez fait plus que défendre le "droit" des pornographes à violenter et dégrader les femmes. Vous l'avez souvent activement justifié. Vous avez dans bien des cas partagé leur sectarisme et endossé leurs mensonges au sujet des femmes. Vous avez lu et souvent joui de cette propagande.
    
Si les Noirs étaient lynchés dans notre pays aussi souvent que les femmes sont torturées sexuellement et assassinées, vous feriez quelque chose, n'est-ce pas? . . . Votre refus de constater la nature politique de ces crimes odieux contre les femmes est inexcusable; votre refus d'agir à leur encontre est une complicité. Ceux d'entre vous qui demeurent silencieux doivent savoir que vous êtes aussi coupables que vos prédécesseurs qui ont fait la sourde oreille au grondement de la haine et des préjugés exprimés contre les Juifs et contre d'autres groupes dans l'Allemagne nazie. Vous êtes aussi coupables que ceux qui ont détourné le regard lorsque ces personnes ont été emmenées: une par une par une.
    
Mais si vous ne pouvez pas ou vous ne voulez pas vous joindre à nous, nous vous demandons au moins une chose: arrêtez d'approvisionner nos agresseurs. Aidez-nous à détruire le réseau de soutien des hommes qui commettent ces actes de violence sexuelle à l'égard des femmes. S'il-vous-plaît, ne travaillez pas pour les pornographes. Tout comme vous refuseriez de travailler pour le Pentagone, nous vous demandons de ne pas accepter d'emplois de Hugh Hefner, Larry Flynt et Bob Guccione. Ne leur accordez pas d'entrevues, ne leur vendez pas de photographies ou d'articles. Ne publiez pas d'annonces dans leurs revues et ne contribuez pas à leur distribution. N'acceptez pas leurs subventions polluées pour des causes "libérales" ou "progressistes". Quels que soient les gains personnels qu'on vous offre--et ils peuvent se révéler importants--, n'acceptez pas de collaborer à l'oppression des femmes en ajoutant à la crédibilité des pornographes. Dirigez ailleurs vos énergies créatrices. Evitez d'être pris dans leur réseau de production et de distribution, sachant que notre sang tache chaque dollar qui sort de leurs mains.
    
Finalement, nous vous demandons de ne pas leur donner votre argent : ne soyez pas des consommateurs de pornographie. N'achetez pas les mensonges sur les femmes, sur les hommes et sur la sexualité qu'ils vous présentent comme étant la vérité. Votre humanité est elle aussi victime de ces mensonges.
    
Nous vous reverrons, mes fr&egraveres. Nous vous reverrons aux manifestations contre la conscription et aux manifestations pour mettre fin aux atrocités commises au Salvador et en Afrique du Sud. Soyez assurés que nous resterons à vos côtés dans ces luttes pour la libération de tous les peuples. A ces événements, regardez-nous dans les yeux et réjouissez-vous de notre présence. Puis, demandez-vous ce que vous avez fait durant les trente dernières années de notre lutte à nous.

par Nikki Craft, du groupe
Citizen's for Media Responsibility

Ce texte a été inspiré par Andrea Dworkin, qui a pris d'immenses risques personnels pour amener notre société à une meilleure compréhension de la pornographie et de la violence imposée aux femmes.

Tous droits réservés par Nikki Craft, 1981.